1 sept. 2008

Chimères de famille (Father & Child)






« J’ai grandi, j’suis mort en silence / crucifié sur une caravelle / sous l’œil éternel d’une étoile filante… » (Booba, Pitbull)



Après des dizaines et des dizaines d’écoute, je n’ai pas digéré cette phrase-là comme les fois précédentes. C’est un peu comme essayer de passer Stairway to Heaven ou Hotel California à l'envers en espérant y trouver un message satanique, histoire de capter un autre message.


A partir de cette phrase, j’ai démêlé un écheveau et suivi un fil qui m’a amené bien plus loin que le premier degré mérité. 400 ans d’esclavage qui ont façonné en très grande partie le visage géopolitique du globe, encore aujourd’hui, plus de 500 ans après la « découverte » de l’Amérique. Hémisphère Sud contre Hémisphère Nord, Europe contre le reste du monde, dès le XVIème siècle.


La chaîne alimentaire demande une victime et un bourreau, pas forcément un abattoir, de chaque côté du no man’s land de l’Histoire où seuls les vainqueurs ont droit au chapitre, de tenir le Bic et de noircir les livres d’écoles, sans buvard. Sans bavure, donc ?


Responsabilité, culpabilité, voilà le nerf pincé avec la phrase de départ. Ayant suivi un double cursus scolaire, j’ai suivi officiellement en parallèle les cours de collège en français et en portugais, ces derniers grâce au CNED. J’ai pu plus rapidement que la moyenne des élèves du même âge que moi à l’époque appréhender les tenants et aboutissants du Siècle d’Or de l’Histoire de mon pays, de mon peuple, quand le portrait en creux (ce qu’on ne dit pas revêt autant voire plus d’importance que ce qui est formulé) laisse apparaître une histoire aux escarres séculaires, gravées dans l’airain mais refoulée. Nier l’histoire de continents mutilés et dont les Européens se sont partagés les terres comme au Monopoly, refusant obstinément de passer par la case Prison de l’Histoire. Pas même une faute technique : les mecs de Footlocker ne sont au final que des vendeurs et pas des arbitres ou des juges loyaux, les Historiens et les Politiques ne chaussent que des pieds gauches.


Amérique Latine et Afrique. L’Asie aussi, bien sûr. Etrangement, je ne me suis jamais senti coupable des actes de mes chers ancêtres prestigieux qui ont écrit avec des lettres de sang l’histoire d’un morceau de la péninsule ibérique. Coupable de quoi ? Certains (beaucoup, même) expriment cette culpabilité en rêvant d’être Noirs dans une sorte de schizophrénie identitaire semblable à celle de certains Noirs se blanchissant la peau au sens propre du terme, ou des maghrébines qui s’improvisent blondes pour des raisons autres qu’esthétiques. D’autres expient en détestant les « colonisés d’antan », qui ont « refusé la main tendue, la civilisation en somme ». Ceux-là même qui chantent encore des louanges aux relents étrangement Salazaresques, nostalgiques de l’Ordre et de l’Empire.



Jamais eu ce problème. Arrière-arrière-arrière petit fils de conquistador ou arrière-arrière-arrière-arrière petit fils de Chaka Zulu, même combat ? Si je n’ai jamais éprouvé un quelconque remords, c’est que j’ai, systématiquement, pleinement conscience qu’à chaque fois que je lis ou entends un cap-verdien, un mozambicain, un angolais, un brésilien parler portugais, c’est le résultat diablement efficace d’un processus de violence où le fouet était un des premiers moteurs, la sueur et le sang suintant à chaque syllabe proférée dans le monde lusophone. L’Empire. L’Empire d’un pays grand comme un timbre poste à l’échelle du globe qui, ironie du sort, allait subir une saignée telle que le Portugal sera longtemps synonyme numéro 1 d’immigrant. Depuis les caravelles jusqu’aux bidonvilles franciliens du XXème siècle. Un Empire, une foi, une langue, un découpage des terres et une éradication systématique de quelconques racines culturelles ou historiques de continents pour finir par être soi-même acteur d’un perpétuel road-movie identitaire et sociologique.


L’arrière-arrière-arrière petit fils de conquistador qui grandit avec dans la tête, dès son plus jeune âge, l’histoire de son père, commando portugais engagé 30 mois en Guinée Bissau en pleine guerre coloniale. Parallèle de dingue : 1492 / 1970… Le hasard aura fait qu’en toute innocence, mon père aura choisi d’intégrer un corps d’élite, celui qui payait tout simplement le mieux dans la palette proposée lors de son service militaire… Pragmatique, le daron. Meilleur moyen surtout de ne plus entendre son estomac crier famine et d’appliquer à la lettre l’adage d’un Kery James au sommet de son art dans Cash remix (« Un jour j’ai dit « Et si Dieu veut, tu verras… », je l’enverrai au de-blé finir ses jours dans une villa, y’a quoi ? »). Mettre ma grand-mère à l’abri du besoin, donc, avant tout. Chaque mois, une partie du solde lui était destinée pour manger à sa faim et débuter la construction d’une maisonnette. Subvenir à ses besoins, au minimum vital. Mais il a fait un choix, et la faim ne légitime jamais rien, même si nécessité fait Loi. Là est l’ambigüité : quand la nécessité de l’un doit aller jusqu’à bafouer celle de l’autre pour subsister. La palette de moyens pour contourner le choix radical de gonfler le corps d’armée est certes large, mais sous la dictature, dans un pays qui fait figure de Tiers-monde de l’Europe, la palette est souvent binaire. Difficile de faire du gris avec deux tubes de gouache sans eau. Il faut bien cracher dans la soupe pour réussir le mélange chromatique, encore faut-il avoir la chance d’avoir les moyens pour une soupe.



Un peu comme l’homme préhistorique qui s’est résolu un jour à sortir de sa grotte et à aller un peu plus loin que d’habitude et à aller chaque jour plus loin pour vivre mieux, mon père acceptait un compromis dont il ne mesurait pas sur le moment ni la portée et politique et historique au sens personnel et psychologique du terme, ni le risque. Il ne le paiera pas de sa vie puisque je suis là pour l’écrire mais les symptômes insidieux du syndrome post-traumatique lui auront infligé une facture bien assez salée pour continuer à faire la plonge chez Ibliss le jour où il quittera notre monde.


Métaphore filée, histoires et destinées filées. Un fil tendu au dessus de l’Histoire, un fil long de six siècles. Le vertige parfois, une sensation étrange de mise en abyme mais aucun remords. Les fils de harkis, les fils de français envoyés en Algérie, les fils des combattants du FLN et les petits-fils de tirailleurs et goumiers doivent écarter tout sentiment de culpabilité, systématiquement latente quoi qu’on en dise, nourri de rancœurs dans bien des cas envers « l’autre ». La chaire à canon n’est pas à blâmer finalement. Le vertige disparait en assumant, sans faire particulièrement acte de contrition, mais en respectant les acteurs qui ne sont que des munitions politiques dont l’enjeu les dépasse bien souvent. Combat avec ou sans cause, le bout du tunnel n’est jamais gardé que par un chien à trois têtes. Le fameux « silence des agneaux » de Thomas Harris résonne de génération en génération. Objecteurs de conscience, exilés, mutins… Ventre vide n’a pas d’œil et la cause a beau être belle, encore une fois, nécessité fait Loi. Porte ouverte à toutes les barbaries possibles et déjà brillamment mises en pratique d’ailleurs avec un souci constant de l’efficacité et du progrès dans le domaine de la destruction. Mais quand les estomacs sont vides de part et d’autre, des deux côtés d’une frontière, d’un front ou d’un fusil d’assaut, il faut choisir son camp, et vite. De héros à victime, de résistant à traître, seule l’Histoire qui fait sa grande dictée à la Bernard Pivot décide de la ponctuation et donc, de l’attribution des rôles.



Finalement, l’attitude la plus saine afin d’échapper à une quelconque rancœur et/ou culpabilité reste de « savoir ». Avec un champ stérile de chaque côté des lobes occipitaux. Pour échapper à une culpabilité ridicule lorsqu’elle est antidatée ou postdatée. Connaître les fameux tenants et aboutissants des deux côtés du fusil d’assaut, cerner les enjeux, froidement. Cliniquement. Des deux côtés du stylo Bic, du côté de celui qui est en joue et de celui qui vise. Celui qui lit et celui qui crache l’encre. Les récits d’horreurs vus, subis, commis pendant ces 30 mois m’ont accompagnés toute ma vie. Pas un jour sans que mon père ne fasse allusion, positivement ou non, à son « séjour ». Une anecdote légère, un souvenir, une odeur, un cauchemar et des peurs. Des peurs dont les contours rappellent le « Strange Fruit » de Billie Holiday. Des spectres qui ressemblent à des fruits comestibles à l’aube ou au crépuscule mais sont bel et bien des cadavres sous le microscope impitoyable du Moi. Seul face à soi-même, face à la vaisselle et à la plonge éternelle dans la cuisine d’Ibliss. La facture est salée et il n’y a toujours pas d’eau pour mélanger les gouaches, ni pour étancher les soifs de paix intérieures.


Mon père a réussi à surpasser cette réelle culpabilité et ne l’a acceptée que récemment. Lui aussi peut aujourd’hui dire « J’ai grandi, j’suis mort en silence / crucifié sur une caravelle / sous l’œil éternel d’une étoile filante… ». Il a réussi à élever ses deux fils pour en faire deux Hommes, sans jamais céder à la facilité, sans chercher d’excuses. L’heure tourne, ma fille arrivera début janvier, il est temps de préparer le terrain ; à l’image de The Fountain de Darren Aronofsky, l’amour des miens, des vôtres, comme témoin à transmettre en équilibre sur ce long filin mesurant six siècles. Préparer mon terrain. Avec des champs stériles, sans coton, ni esclaves, ni fouet, ni maîtres… Au Diable le Blues.

2 commentaires:

Seemore a dit…

Encore une fois bravo, un texte juste, émouvant, honnête et lucide !

.h

somno a dit…

Merci mec, ça fait plaisir.